Deux projets de loi actuellement à l’étude aux Etats-Unis font frémir l’Internet mondial, les acteurs du web et de nombreuses ONG garantes des libertés individuelles. Sopa (Stop Online Piracy Act) et Pipa (Piracy IP act), deux textes visant à préserver les droits d’auteur et à lutter contre le piratage en ligne. Oui mais voilà, leurs détracteurs les jugent totalement disproportionnés, craignent pour la liberté d’expression et pour la survie de certains sites. Dans le camp des défendeurs, Hollywood et la puissante industrie américaine du divertissement. Dans le camp des opposants, tous les acteurs du Net et des ONG dont Reporters sans Frontières. Mercredi 18 janvier, date initialement prévue pour l’étude de Sopa, plusieurs sites étaient inaccessibles, en signe de protestation. Wikipédia, Parti pirate, RSF… les participants ont nommé cette journée d’action le Black Out. Lucie Morillon, responsable du bureau nouveaux médias à RSF, répond à Citazine.
Sopa et Pipa, que signifient ces deux textes de loi ?
Ce sont deux propositions de lois qui sont examinées par le Congrès depuis plusieurs mois déjà. Leur but est de lutter contre le piratage en ligne. Pipa a été introduite au Sénat, et Sopa a été introduite à la Chambre des représentants. Evidemment, nous ne sommes pas contre la préservation des droits d’auteur loin de là, mais ce sont des projets de loi qui mettraient en place une censure démesurée d’Internet qui du coup, sacrifie la liberté d’expression en ligne face à la préservation du droit d’auteur. Nous pensons que ce n’est pas la bonne solution pour sauvegarder ce droit parce qu’elle va beaucoup trop loin.
Concrètement, qu’est-ce qui vous pose problème ?
D’abord, ces lois consacreraient un filtrage de sites en bloquant le nom de domaine. Donc, ce serait des sites soupçonnés de porter atteinte à la liberté intellectuelle mais pas seulement des sites accusés. Cela concerne aussi des sites qui mettent un lien vers des sites accusés de violation de propriété intellectuelle. Donc, par exemple, si un site fait un lien vers la page Facebook d’une personne qui elle-même a posté une photo dont l’origine est douteuse et n’a pas noté le copyright de la photo, on peut alors voir bloqué le profil Facebook mais aussi le site de cette personne qui a juste mis un lien vers un autre site.
Ce sont des systèmes de filtrage qui sont déjà mis en place dans d’autres pays, en Chine, en Iran : il s’agit donc de faire appel à des méthodes de régimes répressifs. Et souvent, le filtrage a un effet de "surblocage". On veut viser seulement certains types de contenus mais techniquement, dans les faits, selon la manière dont le filtre est mis en place, d’autres sites, de façon générale vont pouvoir être bloqués.
De plus, des sites collaboratifs devraient alors surveiller leur contenu sous peine de se faire sanctionner. Si quelqu’un poste sur une page Facebook, sous son compte Youtube, une vidéo dont l’origine est incertaine, cela peut avoir des conséquences pour ces sites. Il y a déjà des processus qui existent pour dénoncer des problèmes de violation de propriété intellectuelle. Mais la loi les obligerait à une surveillance instantanée et ce n’est absolument pas gérable. Tout le côté collaboratif du web serait en danger. En plus du filtrage, qui peut être contourné, ces sites dits illégaux et ceux qui mettent un lien vers ces sites ne seraient plus référencés dans les moteurs de recherche. Si une page pose problème, c’est l’ensemble du site qui n’est plus référencé. Sachant qu’énormément de personnes passent par des moteurs de recherche, cela fait plus ou moins disparaître ces sites du web. Et les annonceurs publicitaires, services de paiement en ligne, n’auraient plus le droit de travailler avec eux. On coupe donc toute source de revenu pour ces sites, on les force à fermer.
En fait, ce n’est pas l’Internet américain qui est en danger mais l’Internet mondial ?
Oui, tout à fait ! Ces règles ne s’appliquent pas seulement aux sites hébergés aux Etats-Unis mais à tous les sites, n’importe où. Si vous êtes basé en Inde ou en Birmanie, qu’un ayant droit signale votre site et qu’il est alors filtré, comment voulez-vous qu’on vous entende devant la justice américaine. En plus, Sopa permet carrément aux ayants droit d’exiger le retrait d’un contenu sans décisions judiciaires. Il est ensuite possible de contester devant les tribunaux. Mais, si vous n’êtes pas basé aux Etats-Unis, comment faire ? C’est ça qui est incroyable, les conséquences ne concernent pas seulement les sites américains mais ceux du monde entier. C’est pour ça qu’on est inquiet et qu’on s’est engagé contre ces projets de lois.
L’information en danger
Et concernant la liberté d’informer qui vous intéresse en premier lieu à RSF ?
RSF est en effet très impliqué dans tout ce qui concerne la cyberdissidence, la manière dont les infos sortent des pays répressifs, durant la Révolution arabe ou actuellement en Syrie ou au Bahreïn. Ces textes criminaliseraient l’utilisation d’outils de contournement de la censure comme les proxy. Parce qu’on peut utiliser ces outils pour du téléchargement, sauf qu’ils sont aussi utilisés pour faire sortir de pays répressifs les vidéos de massacres de manifestants !
Cela mettrait en danger des gens qui ont pour seul recours Internet pour dire ce qui se passe dans leur pays. Et c’est en contradiction avec les actions actuelles du département d’Etat (en charge des relations internationales aux Etats-Unis, NDLR). Il dépense des sommes folles pour développer des outils de contournement de la censure et ces projets de lois viendraient rendre ces outils illégaux !
Dans notre communiqué (publié le 18 janvier, NDLR), nous avons cité le cofondateur de Reddit qui donne un très bon exemple pour se rendre compte à quel point ces lois sont disproportionnées : adopter Sopa et Pipa pour lutter contre le piratage en ligne revient à essayer de s’en prendre à Ford parce qu’une Mustang a été utilisée dans une attaque de banque. Ça résume tout à fait la situation !
PROTECT IP / SOPA Breaks The Internet from Fight for the Future on Vimeo.
La Maison Blanche a toutefois émis des réserves dans un communiqué rendu public ce week-end ?
Le fait que la Maison Blanche prenne enfin position sur ces textes est une très bonne nouvelle. Cela fait un moment qu’on les pressait de le faire avec d’autres ONG (Organisations non gouvernementales, NDLR). Cette position réduit les chances de ces propositions de loi d’être adoptées. Mais il faut rester vigilant parce que, même si le soutien semble s’éroder, on ne sait jamais. Ce sont des lois soutenues par le puissant lobby d’Hollywood et l’industrie du divertissement aux Etats-Unis, qui ont beaucoup de moyens et de soutiens de parlementaires américains. Donc restons vigilants. Mais la position de la Maison Blanche va dans le bon sens. Elle était attendue depuis longtemps et ce silence était interprété par les deux camps comme ils le souhaitaient. Maintenant, la position est claire et cela diminue les chances d’adoption. Ceci dit, le Parlement peut fonctionner de manière très indépendante aux Etats-Unis par rapport à la présidence. La campagne menée aujourd’hui est très importante et il faut qu’elle soit menée à un niveau mondial.
D’autant plus que l’élection présidentielle a lieu cette année, Sopa et Pipa peuvent tout à fait ressortir après ?
Exactement. Ça peut échouer pour cette session du Congrès. Mais le prochain Congrès (début en 2013, NDLR) pourra en remettre une couche. Sauf s’il y a une telle levée de boucliers et une telle mauvaise presse que les parlementaires décident qu’il serait suicidaire de continuer dans cette voie. Donc, on doit continuer notre action.
De quelle manière vous mobilisez-vous ?
Cela fait déjà plusieurs mois qu’on mène un travail de sensibilisation auprès des parlementaires américains. On avait signé des lettres communes avec des ONG internationales et américaines pour dénoncer les lois. Il y a des rendez-vous qui sont pris la semaine prochaine avec notre représentante à Washington avec d’autres ONG, notamment Accessnow, avec des parlementaires américains. Parce que Pipa passe devant le Congrès le 24 janvier. C’est une date butoir, très importante. Il y a eu une forte mobilisation contre Sopa, on voyait plus Pipa comme un compromis mais finalement, elle est également très répressive, même si elle va un peu moins loin. Il faut donc continuer à rencontrer les membres du Congrès. Si Pipa ne passe pas à la fin du mois de janvier, le 24, ce sera un très bon signe et je pense que dans ce cas, Sopa sautera aussi. En tout cas pour cette session du Congrès. Mais si Pipa et Sopa continuent leur chemin au Congrès, on relancera des campagnes de sensibilisation. On essaiera de pousser encore plus de sites à y participer et pousser les Américains à décrocher leur téléphone et à appeler leur représentant au Congrès. C’est comme ça que ça marche, surtout cette année.
Sopa devait être étudiée mercredi 18 janvier par le Congrès mais la séance a finalement été repoussée. Est-ce dû à la mobilisation ?
C’est difficile à savoir. Certaines personnes disent que c’est lié à l’opposition qui se structure, d’autres disent que c’est seulement une question interne au Congrès qui est déjà surbooké. C’est très difficile à savoir.