« Sorry We Missed You », la tournée infernale

« Sorry We Missed You », la tournée infernale

« Sorry We Missed You », la tournée infernale

« Sorry We Missed You », la tournée infernale

Au cinéma le 23 octobre 2019

Pour Ricky, la révolution numérique est l'occasion rêvée d'en finir avec les jobs mal payés en devenant chauffeur-livreur à son compte. Mais il déchante rapidement lorsqu'il réalise que ce nouveau travail à la liberté très approximative a de lourdes répercussions sur sa famille. Avec Sorry We Missed You, Ken Loach continue d'explorer avec une justesse touchante les rouages d'un capitalisme en roue libre qui profite de la crise pour banaliser des contrats sans protection.

Ricky (Kris Hitchen), Abby (Debbie Honeywood) et leurs deux ados, Seb (Rhys Stone) et Liza Jane (Katie Proctor), vivent à Newcastle. Il y a quelques années, Ricky et Abby étaient sur le point de réaliser leur rêve de devenir propriétaires mais la faillite bancaire de 2008 en a décidé autrement. Depuis, le couple travaille dur pour subvenir aux besoins de la petite famille soudée. Aide à domicile auprès de personnes âgées en contrat zéro heure, Abby doit se rendre disponible de jour comme de nuit et n’est pas payée pour les trajets qui restent à sa charge.

De son côté, Ricky n’est pas mieux loti : depuis qu’il a perdu son poste dans le bâtiment il enchaîne les petits boulots mal payés. Alors, lorsque l’opportunité de devenir chauffeur-livreur indépendant se présente, Ricky saute sur l’occasion sans hésiter ! Pour qu’il puisse acheter la camionnette nécessaire à ses tournées — une solution, à long terme, plus avantageuse qu’une location —, Abby accepte de revendre la voiture qu’elle utilise pour faire ses visites à domicile.

Travailleur courageux, Ricky fait face aux difficultés de ce nouveau défi mais les dérives de ce système sans pitié vont avoir de lourdes répercussions sur l’ensemble de la famille.

Sorry We Missed You © photo Joss Barratt

Toujours plus bas

Pour ce nouveau drame social, Ken Loach retrouve Paul Laverty, collaborateur historique du cinéaste, qui a construit cette charge contre la précarité salariale à partir de bribes d’histoires consignées dans ses carnets. Pendant naturel de Moi, Daniel Blake (2016), qui dénonçait une administration britannique kafkaïenne — lire notre chronique —, Sorry We Missed You démonte avec une acuité remarquable les failles d’un système où le salariat s’efface devant le fantasme moderne d’une liberté qui se paie au prix fort.

Le pamphlet du cinéaste contre ce modèle désormais bien connu sous le néologisme d’uberisation est d’autant plus d’actualité que le Royaume-Uni s’apprête à plonger — et à se noyer ? — dans les eaux troubles d’un Brexit aux contours encore indéfinis.

Dignes travailleurs n’ayant jamais compté leurs heures, Ricky et Abby espèrent qu’en acceptant de faire un trait sur les règles protectrices du salariat historique ils arriveront enfin à s’en sortir. C’est ainsi qu’Abby a accepté — avait-elle vraiment le choix ? — de signer un des ces contrats zéro heure dont le nombre a explosé au Royaume-Uni dans le sillage de la crise de 2008.

Sorry We Missed You © photo Joss Barratt

Libéré, délivré

À son compte, Ricky se heurte rapidement aux limites perverses d’un système censé lui permettre une certaine indépendance. Mais la liberté offerte par ce nouveau statut possède un prix, à commencer par la revente de la voiture de sa femme pour investir dans le véhicule nécessaire à ses livraisons. Le père de famille va découvrir à ses dépens que les règles qui le lient à l’entreprise sont une menaçante épée de Damoclès au dessus de sa tête.

Mieux vaut croiser les doigts lors des livraisons : au moindre retard, Ricky doit payer une pénalité. Et en cas d’accident ou si la tournée ne peut pas être effectuée, c’est la double peine : le chauffeur-livreur reçoit une pénalité financière et sa journée n’est pas payée.

Ricky découvre que dans ce nouveau monde sans salariat, il est surtout libre de se débrouiller seul en cas de soucis. Une situation qui rappelle la crise de 2008 : les banques ont engrangés les profits mais lorsque le vent à tourné ce sont les citoyens qui sont passés à la caisse pour renflouer un système économique devenu fou.

Pourtant, l’entreprise de livraison se porte très bien — Maloney (Ross Brewster), le chef de Ricky, se vante d’être à la tête de l’entrepôt le plus rentable du pays — mais le statut d’indépendant n’offre aucune protection à Ricky en cas de coup dur. Et la menace est d’autant plus sournoise que le rythme de travail intenable pousse à la faute.

Sorry We Missed You © photo Joss Barratt

Always on the run

Ricky et Abby rêvent de cette maison qui serait enfin à eux et fantasment sur une liberté inédite mais pour en arriver là les contrats précaires qu’ils acceptent les enferment dans un quotidien sous pression. En vendant sa voiture, Abby sacrifie sa liberté de déplacement et ses visites sont tributaires des horaires de bus. Avec une journée considérablement rallongée, celle qui n’était déjà que trois soirs par semaine chez elle ne voit presque plus ses enfants et se résigne à leur donner des consignes — plus ou moins respectées — par téléphone.

La journée de Ricky est elle minutieusement planifiée par son scanner de colis, une merveille de technologie qui permet aux clients en attente de livraison de le suivre à la trace. Certains colis doivent arriver à une heure très précise : lorsque le scanner s’affole, son bip stressant est synonyme d’une nouvelle retenue sur salaire si le créneau de livraison n’est pas respecté.

Le rythme imposé est intenable et le moindre faux pas mène à la catastrophe. Pourtant, ce scanner infernal a bien été programmé par quelqu’un comme le fait remarquer judicieusement Liza Jane à son père. Ces contrats déshumanisés font en effet presque oublier que l’automatisation de la tâche fait partie de ce système schizophrène qui fait miroiter la liberté d’entreprendre pour mieux asservir les candidats à cette séduisante modernité. Et ce temps qui manque, constamment, et se transforme en argent perdu est irrémédiablement facteur de tension au sein de la cellule familiale.

Sorry We Missed You © photo Joss Barratt

Famille je vous manque

Les sacrifices consentis par Ricky et Abby sont censés leur permettre d’élever enfin leur niveau de vie et offrir un meilleur avenir pour les enfants. Pourtant, leurs choix se retournent contre eux et disloquent un cercle familial qui ne tourne plus très rond. Joué par des acteurs au vécu très proche de leurs personnages, Sorry We Missed You décrit l’espérance candide en un nouveau départ foulée au pied par un monde du travail cynique et de plus en plus brutal.

Ken Loach met à jour les pièges d’un système qui — sur le papier — ne possède que des avantages mais s’écroule comme un château de cartes sur le travailleur indépendant au moindre coup de vent. « Le temps c’est de l’argent » dit le proverbe.

En acceptant les règles modernes de l’exploitation, Ricky et Abby finissent par ne plus avoir ni l’un, ni l’autre. Plus le temps d’être en couple, de se retrouver en famille ou d’avoir du temps pour soi. En réalité, le couple n’a même plus le temps de venir à bout d’une journée de travail. Il est alors difficile d’être présent pour recadrer un ado qui fonce tête baissée dans une rébellion destructrice.

Bienvenue du côté obscur de la révolution numérique où le travail ne paie plus et dévore le bien le plus précieux après la santé, le temps. Avec sa bienveillance habituelle pour ses personnages, Ken Loach nous invite à nous demander quel est le prix véritable — et le sens — d’une livraison gratuite dans notre société moderne ? De quoi être plus indulgent envers le livreur qui apportera votre prochain colis.

Charge sensible contre l’uberisation, Sorry We Missed You dénonce avec force et intelligence les travers d’un système qui a prospéré sur les cendres encore chaudes de la crise de 2008. Derrière ces contrats modernes qui font miroiter une liberté en trompe-l’œil se cache une question d’une actualité brûlante : jusqu’où peut on précariser les salariés sans déclencher un inévitable retour de flamme ?

> Sorry We Missed You réalisé par Ken Loach, Royaume-Uni – France – Belgique, 2019 (1h40)

Sorry We Missed You

Date de sortie
23 octobre 2019
Durée
1h40
Réalisé par
Ken Loach
Avec
Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone, Katie Proctor, Ross Brewster
Pays
Royaume-Uni - France - Belgique