Professeur de musique dans un collège, Joe Gardner n’a jamais réussi à percer en tant que pianiste de jazz professionnel malgré de nombreuses tentatives. Alors qu’il a enfin la chance de prouver son talent en jouant aux côtés de la légendaire saxophoniste Dorothea Williams, Joe fait une chute accidentelle dans une bouche d’égout.
Fuyant le passage de vie à trépas, l’âme de Joe se retrouve dans le « Grand Avant ». Dans ce royaume fantastique, les nouvelles âmes acquièrent leur personnalité, leur caractère et leur spécificité avant d’être envoyées sur Terre. Bien décidé à retrouver sa vie, Joe doit faire équipe avec 22, une âme espiègle qui ne comprend pas l’intérêt d’être envoyé sur Terre pour mener une existence humaine.
Seul moyen de retrouver son corps, Joe usurpe l’identité d’un mentor et se voit confier 22 comme élève. Alors que le professeur tente désespérément de convaincre 22 que l’existence est formidable, rien ne se déroule comme prévu. Le surprenant périple des deux âmes pourrait bien amener Joe à remettre en cause tout ce qu’il pense savoir de la vie.
Born to be what ?
Voilà plus de deux décennies que le projet de Soul trottait dans la tête de Pete Docter, réalisateur notamment de Là-Haut (2009) et de Vice-versa (2015) – lire notre chronique. Le lien de parenté est d’ailleurs flagrant entre Vice-versa, aventure mettant en scène les émotions dans la tête d’une adolescente, et les états d’âme de ce quadragénaire persuadé qu’il passe à côté de sa destinée.
Les deux projets partagent cette exploration de l’intime qui manipule des concepts abstraits. Un parti pris risqué et rare dans un film d’animation mais que Pixar maîtrise avec une facilité étonnante.
Pete Docter lie ce nouveau projet à la naissance de son fils, désormais âgé de 23 ans. Dès le berceau, le cinéaste remarque que le nouveau né a déjà sa propre personnalité. Mais si la personnalité ne se construit pas en interaction avec le monde extérieur, d’où provient-elle ?
Soul est obsédé par cette question hautement philosophique et cherche à savoir ce qui fait que chaque personne est ce qu’elle est et ce dès le départ.
Deux salles, une ambiance
Projet d’une ambition folle, Soul entraîne le spectateur dans deux univers qui n’ont rien en commun : le New York au tumulte bien concret où vit le professeur et le « Grand Avant ». Dans ce monde éthéré, Joe découvre des âmes supervisées par des Conseillers qui les préparent à l’existence avant d’être envoyées sur Terre.
Une fois encore, Pixar innove avec des techniques d’animation à la fois plus réalistes et surréalistes que jamais. Pour ces prouesses graphiques, l’équipe de Pixar s’est inspirée du dessinateur satirique anglais Ronald Searle et d’un classique Disney, Les 101 dalmatiens (1961). Difficile de ne pas penser également au peintre Joan Miró devant les gracieuses courbes minimalistes des personnages abstraits supervisant les âmes dans le « Grand Avant ».
Chaque univers possède également sa propre identité musicale. Le quotidien citadin de Joe est évidemment rythmé par la musique qui le passionne, le jazz. Pour accompagner les tribulations de Joe et 22 dans le monde réel, Soul emprunte au répertoire jazz et bénéficie de compositions signées Jon Batiste.
Le royaume abstrait où se forment les âmes, humains en devenir, flotte parmi les nappes électro éthérées du duo Trent Reznor et Atticus Ross du groupe Nine Inch Nails. Les compositions aériennes de Reznor et Ross, auteurs notamment de la BO de The Social Network (2010), donnent vie à cet univers suspendu où les destinées se créent.
Étonnamment, ces deux univers sonores se complètent à merveille et le résultat est d’une cohérence inattendue. L’un des tours de force de Soul est de passer d’un univers à l’autre en conservant une fluidité surprenante dans sa narration malgré la complexité de son concept.
Right Black Matters
Au-delà de ses qualités visuelles et scénaristiques, Soul marque également un tournant pour le studio Pixar, et donc pour la maison mère Disney, sur le soin apporté à la représentation des personnages. Pour la première fois, non seulement le héros principal mais l’ensemble des personnages principaux sont afro-américains.
Pour être au niveau des attentes en termes de représentation, le studio n’a pris aucun risque. Par souci de légitimité, Pete Docter partage la réalisation avec Kemp Powers qui a également travaillé sur le scénario.
L’objectif était d’éviter tout cliché en faisant intervenir dans la conception du film les premiers intéressés. Ainsi la multitude de personnages afro-américains dans le film offre une palette large évitant toute caricature.
Cette volonté d’éviter toute fausse note culturelle s’est également portée sur le jazz, omniprésent dans la vie de Joe. Une musique que son père considère comme une grande contribution des afro-américains à la culture du pays.
Herbie Hancock ou encore Ahmir « Questlove » Thompson du groupe de hip hop The Roots – qui prête sa voix à Curley, un ancien élève de Joe – font partie des consultants culturels ayant veillé à rendre l’ambiance du film crédible.
Let the music play
Alors que Coco (2017) – lire notre chronique – explore le monde des morts dans la culture mexicaine, Soul nous invite à découvrir un univers parallèle situé avant la naissance. Dans ce monde abstrait, les âmes se préparent pour le grand voyage de la vie. Il est tentant de créer un parallèle entre les deux films qui partagent une passion commune : la musique.
Pourtant, Soul propose une vision beaucoup plus ambiguë vis-à-vis de la passion qui, dans l’imaginaire collectif, donne un sens à la vie. Joe Gardner, professeur de collège, se rêve en pianiste professionnel mais son périple surréaliste aux côtés de 22, âme pas du tout pressée de découvrir l’existence terrestre, lui offre de nouvelles perspectives.
Joe est persuadé que chacun possède une vocation sans laquelle il n’est rien, ou du moins pas « assez ». Artiste dans l’âme, le personnage de Joe est un éternel insatisfait qui n’imagine pas se résoudre à la vie de simple professeur. Alors que sa mère Libba lui préconise la sécurité de l’emploi, Joe ne rêve que de se produire sur scène et de mener la vie d’artiste.
La place de la passion
À l’instar de La La Land (2016), comédie musicale réaliste mettant en scène les sacrifices de la vie d’artiste – lire notre chronique -, Soul ose faire descendre la passion du héros de son piédestal. Un véritable sacrilège puisque la vocation permet normalement au héros de se transcender pour devenir, au final, ce qu’il pense être au plus profond de lui.
Alors qu’il tente de trouver ce qui pourrait passionner 22 et ainsi la préparer à sa vie terrestre, Joe découvre des âmes égarées dans un univers parallèle du « Grand Avant ». Pour elles, leur passion est devenue une obsession dans laquelle elles se sont perdues. Elles se retrouvent coupées du monde extérieur.
En montrant les dérives potentielles d’un concept aussi célébré que la passion, Soul crée le doute dans l’esprit de son héros. Avec cette mise à distance de la passion, le récit recentre habilement son rôle dans la vie de Joe mais aussi de chacun.
L’essence de la vie
Alors qu’il touche du doigt son rêve, Joe n’est plus certain d’être comblé par sa réalisation. Mais dans ce cas là, que faut-il pour que la vie ait un sens ? En manipulant habilement les concepts abstraits de la mort, de la destinée et de la vocation, Soul invite à lâcher prise sur cette question angoissante du sens de la vie.
Le nouveau chef-d’œuvre de Pixar nous invite à prendre de la hauteur pour paradoxalement réaliser que ce sont des événements discrets voire insignifiants qui font que la vie mérite d’être vécue. Des instants de vie fugaces difficiles à caractériser par essence mais dont la fragilité fait justement la beauté.
En éloignant son personnage de la vocation qui en fait habituellement un héros, Pixar prend le risque de dérouter en empruntant une voie plus subtile mais d’une poésie irrésistible. Le périple de Joe, dans notre monde et celui des âmes, invite à chérir ces moments suspendus trop facilement éclipsés par une ambition ou une angoisse dévorantes.
Projet à la hauteur de ses folles ambitions, Soul se hisse sur le podium des plus grandes réussites du studio Pixar. Visuellement grandiose, ce périple d’une inventivité impressionnante joue la carte de la simplicité et de la poésie avec un message universel. Soul nous invite à nous réconcilier avec nous même en reconsidérant cette quête de sens anxiogène qui s’échappe effrontément à force de trop la chercher.
> Soul, réalisé par Pete Docter et Kemp Powers, États-Unis, 2020 (1h40)