Comme ses parents, frères et sœurs, Jean, le cadet de la fratrie, grandit au sein d’une communauté sous influence de Chris, un gourou spirituel. Des années après avoir échappé à son emprise, il reçoit un mystérieux colis. Chris vient de mourir et la sœur de Jean qui a vécu tout ce temps recluse à ses côtés lui fait parvenir des enregistrements.
Dans ces archives sonores et visuelles mystérieuses, Jean redécouvre des voix et des sons surgissant du passé. Sur les bandes, des entretiens entre des membres de sa famille et Chris sur fond de musiques entêtantes. Les souvenirs commencent à revenir. Jean décide de partir sur les traces du gourou disparu pour tenter de décrypter son histoire familiale. Et si possible, se la réapproprier.
L’étonnant périple le mènera au Japon, en Indonésie et en Bulgarie. Au cours de cette quête, il découvre le secret de son père, des années après sa mort.
Musicien cinéaste
Para One, de son vrai nom Jean-Baptiste de Laubier, est connu des amateurs de rap français du début des années 2000 pour ses collaborations avec Le Klub des Loosers, La Caution ou encore TTC pour l’album Ceci n’est pas un disque. Mais le musicien a également étudié le cinéma pendant huit ans avant de rejoindre la Fémis. Passerelle entre la musique et le 7ème art, Para One a notamment composé les BO des films de Céline Sciamma : Naissance des pieuvres (2007), Tomboy (2011), Bande de filles (2014) – lire notre critique – ou encore Portrait de la jeune fille en feu (2019).
À la Fémis, Para One réalise un court métrage sur sa sœur Charlotte alors qu’elle séjourne en hôpital psychiatrique. Un film remarqué par le cinéaste Chris Marker qui, devenu un ami du musicien, l’encourage dans cette voie d’un type de documentaire très personnel.
Depuis sa sortie de la Fémis, Para One a travaillé avec Céline Sciamma sur le projet qui deviendra Spectre: Sanity, Madness & the Family. Il y explore à nouveau son passé familial douloureux en se focalisant cette fois-ci sur la communauté catholique à dérive sectaire qui a accueilli sa famille pendant des années.
Insaisissables souvenirs
Sur le fil permanent entre bribes d’un passé factuel et recréé, Spectre: Sanity, Madness & the Family est un objet cinématographique difficile à identifier. Un choix délibéré de la part de Para One qui ne souhaitait pas réaliser un documentaire conventionnel.
Composé d’images et d’archives sonores hétéroclites, le résultat est déroutant. L’approche étonnante du cinéaste enveloppe le film dans un brouillard de mystère qui se dissipe seulement en partie, laissant des parts d’ombres sur ce qui s’est réellement passé.
Catalogué par le cinéaste comme un film « sur le déni et le secret », Spectre: Sanity, Madness & the Family est aussi impénétrable de prime abord que son titre énigmatique. Pour ne pas s’y noyer, il faut accepter l’impossibilité d’une objectivité qui sous tend habituellement le documentaire. Car, comme il est déclaré dans le film : « il n’y a pas de vérité en matière de souvenirs ».
Le réel fictionné
Ce parti pris de fictionnaliser en partie son histoire familiale permet au cinéaste d’assumer une reconstitution forcément soumise à l’imaginaire. Mais la méthode permet également de protéger les proches de Para One qui ont choisi l’anonymat.
Certaines scènes sont ainsi rejouées à l’identique par des acteurs et se superposent à des images et enregistrements familiaux tournées par le cinéaste au fil des années. Dans cette réécriture des faits, le gourou devient un personnage de fiction. Il est l’émissaire d’une pensée hybride empruntée à plusieurs courants spirituels européens mais aussi asiatiques.
Le flou est permanent et s’invite dans l’esthétique du documentaire. Les visages sont masqués d’un brouillard protégeant leur identité et les images passent à travers des filtres qui les rendent énigmatiques. Une manipulation des images empruntée au gourou qui cherchait ainsi à faire ressortir leur vérité. Dans ce labyrinthe visuel, la musique (re)composée par Para One sert de fil d’ariane.
Bandes fantômes
Sans surprise, Spectre: Sanity, Madness & the Family est intimement lié au son, à plusieurs niveaux. Cette quête qui a duré cinq ans débute lorsque Jean reçoit des enregistrements réalisés lors de séances avec le gourou Chris. Ces cassettes sont la base d’un voyage dans un passé familial chaotique. Avec l’appui de ces confidences, Jean tente de reconstituer cette histoire tourmentée.
Ces mélodies que l’on peut entendre en fond des entretiens menés par Chris avaient pour but d’atteindre l’extase thérapeutique. Une musique de transe destinée à laver le cerveau des membres de la communauté qui obsède Jean. Ces sons, le musicien cherche assez naturellement à se les réapproprier, une manière de briser symboliquement l’emprise du gourou.
Passé recomposé
Pour reconstituer ces mélodies, Jean visite les lieux qui ont influencé le gourou. Le Japon, Bali ou encore Sofia sont des points de chute où il organise des sessions d’enregistrement avec des musiciens locaux.
Son but : recréer la musique perdue de son enfance, obsédante à tous niveaux, pour tenter de comprendre l’emprise du maître spirituel. La démarche possède une part de mystique et produit un effet hypnotique, probablement semblable à celui qui a influencé la famille du cinéaste pendant des décennies.
La plongée dans les archives sonores et vidéos de l’époque est entrecoupée de ces sessions d’enregistrement contemporaines qui ont donné l’album Spectre: Machines of Loving Grace, journal de bord musical de cette enquête intime. De quoi renforcer l’impression de dédale mémoriel dans lequel on prend un certain plaisir à se perdre, porté par ses sonorités qui allient tradition et modernité, faisant le lien entre passé et présent.
La vérité sur mon père
Pour sa sortie en salles, le film de Para One est précédé du court métrage Dustin (2020) de Naïla Guiguet – lire notre critique. Une association qui peut paraître incongrue, seule la musique électro semblant lier les deux œuvres. Elles sont pourtant plus proches qu’il n’y paraît car Spectre: Sanity, Madness & the Family est aussi la révélation salvatrice d’un secret intime lié à l’identité.
Si le spectre évoqué dans le titre du film n’est plus de ce monde physique, son fantôme plane sur le documentaire. Il s’agit du père de Para One qui a d’ailleurs perdu l’unique enregistrement de sa voix. Il conserve toutefois quelques images muettes tournées peu avant sa disparition visibles dans le documentaire.
Débuté comme un thriller obscur sur fond de manipulation et troubles psychiatriques, l’étonnant voyage hybride proposé par Para One s’illumine peu à peu alors que le secret paternel se dévoile. Un secret confié par sa mère au musicien qui l’a découvert pendant la réalisation du film.
Après tant d’années de souffrances et d’emprise, la vérité qui est révélée est un message d’espoir vers lequel tend le film. Œuvre mystique et thérapeutique, Spectre: Sanity, Madness & the Family se veut également une célébration de l’évolution des mentalités et de l’acceptation de soi. Et une reconnaissance posthume touchante.
Quête intime au cœur d’un passé recomposé, Spectre: Sanity, Madness & the Family est une expérience cinématographique d’une liberté formelle aussi déroutante que hypnotisante. Para One livre une exploration tout en pudeur d’une histoire familiale chaotique avec l’appui d’une bande son saisissante qui invite au lâcher prise devant l’étrangeté de la forme.
> Spectre: Sanity, Madness & the Family, réalisé par Para One, France, 2021 (1h32)