L’engin prend forme depuis février derrière le 6B, un gros bâtiment décrépi de Saint-Denis, décoré de bric et de broc par les artistes qui l’occupent temporairement. C’est une grande terrasse en bois sur laquelle s’étend un début de auvent qui donne sur le paysage. De bon matin, trois jeunes hommes s’affairent sur cette installation qui ne ressemble pas encore à grand chose. Avec un peu d’imagination, on se préfigure l’atelier itinérant construit pour un artiste africain. L’une des réalisations du programme de co-construction Nine urban biotopes. Valentin, 23 ans, étudiant à l’école d’architecture de Belleville a dessiné les esquisses : « Il fallait permettre à un artiste de vivre et travailler dans une surface de 35 m2 démontable et transportable dans un camion. Le tout pour un coût de 2.000 euros ». Le résultat semble correspondre à tous les critères. « Ce qui m’a plu, c’est que pour la première fois mon projet scolaire allait prendre une dimension réelle ». Pas facile pourtant : Valentin n’avait jamais percé, cloué, monté les planches sur un chantier. Comme la dizaine d’élèves qui lui ont prêté main forte.
Depuis février, Valentin est épaulé par Romain Minod, un de ses professeurs d’architecture, un brin atypique. Membre de l’association Quatorze, c’est un apôtre de la co-construction, soit une manière de concevoir des projets architecturaux avec les habitants d’un lieu ou d’une ville. « Il n’y a pas que la vision de l’architecture défendue par les industriels, conçue dans des bureaux. Il y en a une autre – pas forcément contradictoire d’ailleurs – tournée vers l’usager », balance-t-il sur un ton revendicatif. Il ajoute à ce concept la participation des étudiants conservant toujours en tête un objectif pédagogique. D’autres mettent en avant l’aspect éco-construit de ces modules respectueux de l’environnement, la récup’ de matériaux, le système D.
Le squat comme cas pratique
Romain, on connaît déjà sa gueule facétieuse aperçue dans le documentaire Ainsi squattent-ils de Marie Maffre sorti le mois dernier. Avec ses camarades de Quatorze, Damien Beslot, Sylvain Gaufillier et Joachim Bolanos, il a vécu dans l’un des squats rendus célèbres par le collectif Jeudi noir : La Marquise, hôtel particulier de 1.500 m2 situé sur la prisée place des Vosges, à Paris. Comme les autres habitants, ils ont alors besoin d’un logement vite fait et à bas coût. A l’époque, ils ont déjà en tête un projet d’occupation constructive. « Ca nous a demandé beaucoup d’énergie de comprendre le milieu militant qui nous était étranger. Le plus dur a été de leur faire comprendre nos enjeux : l’envie d’organiser des programmes éducatifs d’architecture au sein des squats par exemple », se souvient Romain.
Dans le film, les trois architectes se démènent, les bras chargés de pots de fleurs récupérés sur la scénographie d’un spectacle au Palais Royal et de palettes en bois venues de Monoprix pour aménager le jardin en jachère. Les arbustes sont des dons, les blasons qui fignolent la déco ont été financés par la fondation Abbé Pierre. Système D, on vous dit. La vie en communauté et l’occupation du bâtiment deviennent autant de cas pratiques pour ces créatifs. « Nous voulions démontrer que le squat de ce bâtiment était bénéfique à la ville, en ce qu’il offrait un nouvel espace public, pour accéder a la place des Vosges en journée », explique Romain. Ils aménagent donc un nouveau chemin par les caves, qui permet en prime d’organiser des soirées sans déranger les occupants du quotidien.
L’association n’en est pas à ses débuts : en 2009, les amis ont occupé un immeuble désaffecté du 11ème arrondissement situé passage de la Bonne Graine. Bâtiment transformé par la société Adoma en un foyer de travailleurs migrants. « Nous avions proposé un contre-projet de réaménagement du bâtiment centré autour de grandes cuisines et d’espaces communs à la place des 66 petites chambres qui existaient », poursuit Romain. La société n’a pas suivi le plan proposé, mais le groupe a montré que des étudiants en architecture sont « capables de participer à la transformation de la ville ».
La montée de la co-construction
« Avec la crise, on assiste à une montée de ce type de projets alternatifs dans la lignée de l’économie sociale et solidaire », assure Romain Minod. Selon lui, il existe déjà un réseau de construction à l’échelle parisienne. A la rentrée prochaine, il commencera une thèse sur les différents collectifs. Quatorze a été fondé en 2007, mais les autres associations remontent au début des années 2000. Parmi elles, on compte Cochenko, Exyzt, Coloco, Trans305, Bellastock, Saprophytes et le Pôle d’exploration des ressources urbaines (PEROU), un laboratoire de recherche. « Architecture expérimentale », « collectif poético-urbain », « explorateurs de la diversité urbaine », « intégration de l’art à la ville »… chacun d’entre eux à son expression pour définir une même idée : celle de modifier l’espace urbain autrement.
Il y a toujours une forme d’engagement chez ces petites mains de la co-construction. Pour Gonzague, graphiste bénévole chez Exyzt, « c’est d’abord l’envie d’agir sur un territoire, de travailler en équipe et de créer du lien social dans un quartier qui précède les projets ». Exyzt a été fondé il y a dix ans par cinq architectes souhaitant construire un lieu de vie au parc de la Villette à Paris. Aujourd’hui, il rassemble une vingtaine de personnes et rameute des bénévoles sur les projets ambitieux. Le plus palpitant ? Sûrement The Reunion, terminé en 2012 : une maison publique qui s’étale sous une voie ferrée, en plein centre de Londres. « Il y a quatre ans, le collectif a monté une installation sur ce terrain dans le cadre du London festival of architecture. Ca a été un succès auprès de la population. Cette année, la mairie de Londres a validé un projet de maison publique avec l’accord du propriétaire du même terrain. Il a sorti environ 30.000 euros de sa bourse pour permettre d’acheter le matériel », explique Gonzague. Trois semaines de travaux, la participation de bénévoles Anglais, Espagnols et de familles locales seront nécessaires pour monter l’imposante maison de bois placée sur un terrain de 2.000m2. Le résultat n’a rien de « cheap ». À l’extérieur, un bassin accueille les gamins londoniens qui font trempette et jouxte un jardin potager. À l’intérieur, sous les arches de la voie ferrée, un espace bar a été agencé ainsi qu’un sauna. « En France ou à l’étranger, les villes et les collectivités locales commencent à prendre en compte ces nouvelles formes de construction », conclut Gonzague. En 2012, un autre projet a été bouclé, loin de Londres cette fois, dans un village du Vercors. Et toujours en collaboration avec les collectivités locales.
Les institutions mettent la main à la poche
« L’obtention de financements publics est un des premiers pas de la reconnaissance de la co-construction. C’est toujours un pari de les convaincre de financer ces projets sur le long terme », assène Damien Beslot de l’association Cochenko. Cette équipe d’un architecte, lui, et de nombreux graphistes, monte des projets publics. Sa spécificité ? Cochenko mixe les compétences et dispose d’un atelier de sérigraphie. De quoi justifier une exigence forte sur les rendus graphiques. Mais surtout, il propose de réaliser des « utopies ordinaires ». Damien se prend les pieds dans le tapis en essayant de définir le concept. Explication par l’exemple ? Pour Made in Joliot, les collaborateurs ont construit du mobilier avec des motifs peints pour la terrasse d’une cité de Saint-Denis. Dans ce but, ils ont obtenu des financements croisés de la ville et de la région Ile-de-France, soit 80.000 euros sur deux ans. En contrepartie, ils ont aussi organisé trois ateliers hebdomadaires pour les locaux : co-design, bricolage et fabrique de meubles sur mesure au programme. Une fois de plus, c’est ce dialogue qui plaît à Damien : « nous récoltons l’expertise d’usage des locaux, parfois dans des atelier cadrés, d’autres fois de manière informelle auprès des jeunes qui tiennent les murs des cités. Nos chantiers sont ouverts, puis nous récoltons les retours directs des usagers. Ce que l’architecture traditionnelle ne permet pas ».
Même processus pour l’évolution de la « da(ta)place », un trottoir de la rue du Buisson Saint-Louis dont les usages correspondaient pourtant à ceux d’une place. Grâce à Cochenko, elle a vu camper sur ses terres des cuisines mobiles, les guitounes, une aire de jeux, puis un banc public mobile doté de bacs à fleurs. Il a quitté la place il y a quelques mois, un débat archi-local lancé en avril a regretté son départ. Encore un modèle de démocratie participative via l’architecture. Financé par la mairie du 10ème arrondissement, ce workshop a été suivi à chaque étape par les riverains du centre social voisin. De taille restreinte, d’un coût limité, rien n’empêche ces projets de construction alternatifs de se multiplier. D’autant que les élus sont petit à petit convaincus.