Comme partout dans le nord de l’Inde, il pleut beaucoup et ce n’est pas évident de planifier le voyage. Nous en avons fait les frais ces derniers jours. Vers deux heures du matin, à bord d’un minibus, nous quittons Manali, dans l’Himachal Pradesh, pour Leh, au Ladakh. Une trentaine de personnes attend, devant le point de rendez-vous, une boulangerie ouverte tôt le matin. La pluie tombe et les échos concernant la route ne sont pas très optimistes. Les bus se remplissent de leurs passagers et s’élancent une fois les bagages attachés sur le toit. Il suffit d’approcher la passe du Rothang à 4000 mètres d’altitude pour s’apercevoir que la piste est en fait un champ de boue. Les précipices sont vertigineux et c’est toujours un mauvais moment que de devoir croiser un autre véhicule. Les torrents coupent la route à certains endroits et les camions bloqués stationnent sur le bord de la piste. A l’intérieur, personne ne dort vraiment malgré l’heure matinale. Finalement, nous restons près de trois heures dans cette passe qui signifie littéralement "tas de cadavres".
Ce n’est pas tant l’altitude ou les lacets au bord du vide que la boue collante de vingt à trente centimètres qui rend la route à peine praticable. Le soleil levant donne quelques éclats sur la vallée qui s’ouvre devant nous. Il faut très vite s’arrêter pour réparer la colonne de direction qui est en train de lâcher : quand on entreprend ce type de trajet, il faut être polyvalent et un peu mécanicien. Le chauffeur nous explique modestement que les camions Tata sont solides et que la mécanique est très simple. Nous reprenons la route avec l’objectif de franchir la première chaîne de montagnes qui culmine à 5000 mètres. Mais très vite, une Anglaise qui voyage avec nous connaît le mal d’altitude : elle a mal à la tête, est sur le point de pleurer et se met à vomir en perdant connaissance. Au dispensaire d’Archa, tout proche, le médecin est absent. Par chance, un Italien lui donne quelques médicaments pour calmer la douleur. Cependant, il n’y a pas d’autres choix, pour elle, que de redescendre. Le voyage s’arrête là pour cette Anglaise. Elle donne 2000 roupies à un chauffeur pour qu’il la redescende sur Manali.
L’état de la route est un peu meilleur mais nous avançons au rythme des bouchons qui se forment à chaque endroit délicat. On les repère de loin. Plus haut… une file de camions Tata garés au bord du précipice. Une dédicace toute particulière à notre chauffeur qui, en plus d’être sympathique, est un as du volant. On sent qu’il maîtrise son engin en toutes circonstances! Les roues sont parfois à quelques centimètres du vide et il garde un sang-froid extraordinaire. Vers seize heures, nous sommes bloqués à Sarchu et on nous annonce qu’il faut passer la nuit là car plus haut, on ne passe plus ! On a parcouru 200 kilomètres sur les 475 qui nous séparent de Leh! Le campement est à 4300 mètres d’altitude et certains ressentent déjà les symptômes du mal des montagnes. Nous n’avons d’autres choix que de dormir dans l’une des tentes qui bordent la route. Nous sommes une trentaine à nous installer sur des paillasses humides ; par endroit, le toit fuit… et il faut même disposer une bâche plastique au-dessus de certains sacs de couchage. Il pleut sans discontinuer presque toute la nuit. Vers quatre heures du matin, une Française me réveille pour me dire que son amie s’est déjà évanouie quatre fois dehors et qu’elle est malade : on se lève et on met les pieds dans un petit torrent d’une quinzaine de centimètres qui traverse la tente. La jeune fille retrouve un peu ses esprits.
Au réveil, vers six heures, tout est trempé. Se pose désormais la question de la marche à suivre. Certains veulent continuer et tenter le coup alors qu’il se confirme que là haut, la route est coupée à trop d’endroits pour envisager de passer. On croise quelqu’un qui a tenté pendant sept jours d’atteindre Leh et qui rentre sur Manali… Mais les conducteurs nous affirment que cela va passer! La confusion la plus totale règne. Les téléphones portables ne passent pas et les informations fiables sont rares. Le ton monte parfois, d’autant que de plus en plus de personnes commencent à être vraiment malades. Pas grand monde n’est prêt à prendre le risque de rester coincé à près de 5000 mètres ! Il faut redescendre et désormais, même cette portion de route est critique. Les embouteillages sont encore nombreux et, parfois, il faut attendre près d’une heure pour que soit dégagée une voiture bloquée dans un torrent. Celui-ci ayant emporté la route. Ce sont des moments éprouvants mais notre chauffeur maîtrise son véhicule ! Dernière passe et dernière grosse difficulté : le Rothang! Dans le brouillard, c’est un univers de boue indescriptible, une grande partie des camions sont bloqués sur le côté. Il est souvent recommandé de se tenir au siège pour ne pas tomber quand le minibus traverse certaines ornières.
Toute une vie se met en place dans cette ascension d’apocalypse : les chauffeurs fument leurs bidis sur le côté de la route, en échangeant et en essayant de glaner des informations. Des vendeurs à la sauvette proposent du cay, des beignets aux légumes ou encore de l’eau. Une scène un peu surréaliste où tout le monde garde le sourire et attend patiemment. Les chauffeurs sont là, pour certains, depuis des heures. Notre bus avance péniblement, le cou finit par être douloureux à force de bouger dans tous les sens. Il faut avoir confiance en son chauffeur, sans quoi on ferme les yeux tout le temps. Dans la descente, le câble d’accélérateur lâche et nous devons nous arrêter pour le réparer. Il lâche de nouveau en doublant un camion, et cette fois, c’est nous qui provoquons le bouchon ! Un gars propose son aide et grimpe sur le moteur pour s’asseoir. Il saisit le câble et fait jouer l’accélération pendant que le chauffeur passe les vitesses en maniant le volant d’une main. La scène paraît de nouveau complètement surréaliste : une ambiance dantesque où se mêlent brouillard, fin du jour, pluie et boue.
Nous arrivons finalement vers 20h30 à Manali, sous la pluie, et les nouvelles sont mauvaises. Leh a subi une coulée de boue : au total, plus de cent morts et de nombreuses personnes portées disparues. Le marché a été entièrement détruit, une partie de l’hôpital également et l’aéroport est impraticable! Nous apprenons le drame avec tristesse. Toutes les liaisons sont coupées avec Leh et c’est encore un peu la confusion car là-haut, il n’y a pas de réseau. Un ami, Melaine, qui faisait le même trajet en moto, vient de redescendre lui aussi et nous apprend que plus de mille camions sont bloqués à Sarchu, où nous avons passé la nuit. Il nous semble complètement aberrant de laisser monter des véhicules en sachant que la route est bloquée mais il en va ainsi en Inde ! Tout le monde mise sur une intervention rapide de l’armée pour déblayer la route mais sur certaines portions, la route a été emportée sur sept kilomètres !
Que de regrets d’avoir été stoppés aux portes du Ladakh, à dix kilomètres de la première passe à 5000 mètres d’altitude. Mais la pluie diluvienne qui tombe ici, dans le nord, partout, a des allures exceptionnelles. Le Ladakh, le pays aux milles sourires, sera pour une prochaine fois. A quelques centaines de mètres, un peu plus haut de notre nouvelle guest house, il y a le Manu Temple qui surplombe Old Manali. C’est un lieu de pèlerinage. D’après la mythologie hindoue, Manu aurait construit une arche pour sauver l’humanité d’un déluge imminent. La légende veut qu’il amarra son bateau au sommet de cette montagne qui n’avait pas été submergée, en attendant la décrue. Comme un clin d’oeil aux éléments qui se sont déchaînés les jours passés.