On doit le livre de photos d’Alexandra Bay à une visite chez son anesthésiste durant sa grossesse. Cette dernière a regardé le bas de son dos, tatoué, avant de lancer, agacée, « Mais qu’est-ce que c’est que cette mode ! ». Si la jeune femme comprend les réticences médicales du médecin – les tatouages sur cette zone ne sont pas compatibles avec une péridurale – elle comprend mois bien sa virulence. « J’avais 27 ans, j’allais être mère et j’ai eu l’impression d’être grondée, infantilisée ». Un jugement dur à accepter pour la photographe qui se fait tatouer depuis l’âge de 17 ans. « C’est là que je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire sur le regard que la société porte sur les personnes très tatouées, d’autant plus lorsqu’elles deviennent parents ». Si la pratique s’est démocratisée, il reste une différence entre un petit tatouage sur le mollet et un bras entièrement recouvert.
Près de trois ans après la visite chez l’anesthésiste, son livre Love, Tattoos and Family est publié aux éditions Black Out. Le résultat : un livre très intimiste. Le feuilleter, c’est plonger dans le quotidien de 18 familles, dont les parents sont tous très tatoués, et qui posent avec enfants ou conjoint. Aux clichés s’ajoutent des textes du journaliste Nicolas Krietzner. Objectif : changer le regard que l’on porte sur ces familles et montrer qu’elles sont tout aussi aimantes, saines et "normales" que les autres. Ces parents peuvent même avoir un métier "conventionnel" ! Si l’on retrouve la famille Leu, les mythiques papes du tatouage, on découvre également Amandine et Françoise, cuisinière et ambulancière et mères d’un petit Jan, ou alors Matthieu et Nadine, qui posent avec leurs trois enfants. « Ils m’ont expliqué qu’à la sortie des classes, les autres parents d’élèves avaient mis du temps à venir leur parler. Ils se demandaient s’ils faisaient un métier légal, alors qu’ils sont tous les deux notaires ! », sourit Alexandra Bay.
Des clichés loin des clichés
Des photos de famille qui pourraient être très banales… mais que l’on n’a pourtant jamais l’occasion de voir. Les représentations de personnes tatouées restent très normées. En bref, rock, jeune et sexy. « La pute et le bagnard, c’est fini ! Même dans les médias spécialisés, on ne voit que des femmes sexy en bikini ou des motards. Quand on est tatoué, on n’est pas toujours jeune, rebelle et anticonformiste ! » Côté média, son projet a d’ailleurs intéressé Inked, un magazine spécialisé dans le tattoo, pour lequel elle travaille désormais. Et dans les médias traditionnels, le tatouage est souvent associé à un coup de tête … « J’ai regardé un reportage de M6 : ils nous montraient un adolescent gothique en crise et un homme tatoué adepte de modifications corporelles… Ce sont des exemples radicaux et extrêmes ! Il n’y avait aucune représentation de personnes qui ont dépassé l’adolescence et qui ont une vie normale. »
Des stéréotypes qui touchent d’autant plus Alexandra parce qu’ils la concernent directement. Réaliser ce livre, c’était aussi se sentir moins seule. Elle qui est souvent confrontée à des personnes qui « lèvent les yeux au ciel » quand elle et son mari se promènent dans la rue avec leur fille. « Moi j’assume ma différence, mais je n’ai pas envie que ma fille l’assume pour moi. » D’autant que positiver l’image des personnes tatouées, c’est aussi reconnaitre que cette différence est une richesse, le fruit d’une culture. « On parle souvent de détatouage au laser, alors que la plupart des personnes ne regrettent qu’une chose : ne plus avoir assez de peau à orner ! »
Le tatouage, une passion donc, qui subsiste dans le temps et est souvent très personnelle. Nathalie, photographiée dans le livre, est fan d’art japonais. C’est tout naturellement qu’elle a opté pour un body suit, ou un tatouage presque intégral sur un même thème. S’encrer le corps fait tout autant partie intégrante de la vie d’Alexandra -elle a même failli devenir tatoueuse.
Punk et féministe
Peu étonnant vu qu’elle s’intéresse depuis toute jeune aux cultures alternatives. Si elle vient de publier ce livre sur les familles et les tatouages, elle a déjà travaillé sur plusieurs séries de photos, sur des thèmes proches. Franchement fan de hardcore et de punk, naturellement admiratrice des Riot grrrls, elle crée en 2000 son propre fanzine, Babexzine, dont elle s’occupe seule durant 4 ans. Et fait sien le concept du DIY (do it yourself) : des photos de concerts aux interviews de groupes. Durant cette période, elle apprend, en autodidacte, à prendre des photos. Elle finit par participer à un concours, avec pour thème : "la tribu".
Sa tribu, ce sera le néo-burlesque, un courant artistique et féministe né aux Etats-Unis dans les années 90. Si aujourd’hui on l’associe bien volontiers au glamour de Dita von Teese, cet art de l’effeuillage est avant tout une prise de pouvoir des femmes avec un message : petite, grande, grosse ou maigre, les femmes s’assument telles qu’elles sont. « Avec le burlesque, tu montres ton corps, c’est toi qui tire les ficelles, c’est ton scenario, ça va au-delà des normes imposées », explique la photographe. Que ce soit dans le néo-burlesque, dans le punk ou dans le tatouage, cette fascination pour les femmes fortes qui prennent le pouvoir sur leur corps est un fil rouge. Qui lui colle à la peau.