Après avoir déposé sa fille à l’école, Misho (Vasil Vasilev-Zueka), un petit entrepreneur qui travaille comme chauffeur de taxi pour arrondir ses fins de mois, rejoint son banquier pour un rendez-vous dans un bar. Lorsqu’il découvre que celui-ci lui demande de doubler le pot de vin prévu pour qu’il puisse obtenir son prêt, Misho perd le contrôle : il abat l’homme et se suicide. Le soir même, le drame est devenu le symbole du désespoir qui saisi la société civile et suscite un débat national sur toutes les radios. Pendant que des inconnus donnent leurs avis sur les antennes sur cet acte tragique, cinq chauffeurs de taxi transportent leurs passagers dans Sofia la nuit. Tous espèrent, sans plus vraiment y croire, un avenir meilleur pour leur pays.
Taxi malgré lui
Avec ces chauffeurs de taxi qui exercent souvent une autre activité en parallèle — entrepreneurs, musiciens, boulangers et même prêtres ! —, Stephan Komandarev met en lumière des Bulgares qui n’arrivent plus à jour les deux bouts dans un pays à la dérive. Signe d’une crise profonde, ils sont nombreux à tenter de devenir taxi pour espérer un revenu de complément leur permettant de survivre. Mais contrairement à certains pays où Uber permet à des conducteurs — souvent jeunes — d’exercer sans avoir à payer une licence hors de prix, en Bulgarie ces galériens cumulent souvent deux activités juste pour arriver à payer leurs factures. Cette situation précaire, Misho ne la connaît que trop bien. Alors, lorsque le banquier véreux lui annonce qu’il va devoir payer deux fois plus que prévu pour un pot de vin il craque et l’abat avant de se suicider. Survenu il y a deux ans, ce faits divers est la base de Taxi Sofia où la nuit est propice aux commentaires sur cette affaire et le destin du pays : à la radio les auditeurs viennent apporter leur analyse du drame et les clients réagissent à l’arrière de cinq taxis qui sillonnent les rues de la capitale. Chacune des ses histoires — reliées entre elles — est tournée en un seul plan séquence, un tour de force technique qui a du sens tant il renforce l’aspect réaliste des scènes et capte la fébrilité des situations. Inspirés de multiples faits réels, le film de Stephan Komandarev brosse un portrait d’un pays en pleine confusion qui semble tourner en rond dans un malaise palpable jusque dans l’habitacle des taxis.
Déroutes multiples
Avec des chauffeurs au bout du rouleau et des clients dans un état pas forcément plus enviable, les taxis qui se croisent dans les rues de Sofia sont une micro société à part entière, miroir des tensions de la plus grande et réceptacle du malaise social ambiant. Les histoires qui s’enchevêtrent sur les banquettes arrières des véhicules jaunes décrivent un pays qui ne sait plus quelle voie emprunter pour sortir de la crise — Directions est d’ailleurs le titre du film à l’international. Tristement réalistes — pour ne pas dire clairement pessimistes —, tous décrivent une nation où l’inégalité ne fait que croître et un sentiment d’échec qui imprègne l’ensemble de la société. Tous ne vivent plus en Bulgarie, ils y survivent, quand ils ne tentent pas de tout simplement fuir le pays comme tant d’autres avant eux. La vision très sombre du cinéaste peut paraître trop accablante pour sa patrie mais, en tant qu’ancien médecin, Stephan Komandarev assume de filmer les failles du pays et des ses habitants comme il établit un diagnostic, avec un constat qu’il souhaite franc et honnête. Sa vision peut paraître pessimiste mais pour guérir encore faut-il savoir de quel mal on souffre et l’affronter en face. Avec ce drame rude au constat captivant, le réalisateur espère un sursaut qui libéra la parole comme l’avait fait à l’époque le faits divers dont il s’inspire. Le drame de Komandarev se vit comme on assiste, impuissant, à un accident de la route, hypnotisé par la catastrophe qui se déroule sous nos yeux. Le médecin réalisateur ne prétend pas avoir la solution pour remettre sur pied sa patrie souffrante mais il compte désormais sur ses compatriotes pour discuter, encore et toujours, et trouver une sortie à cette crise à la fois économique et sociétal.
Stephan Komandarev ausculte à la lumière crue des taxis un pays qui semble se refermer sur lui même. Taxi Sofia inflige une vision rude et réaliste d’une société en déclin, comme on tend un miroir au malade qui s’ignore en espérant une prise de conscience salutaire. C’est tout ce qu’on peut souhaiter à ce drame saisissant qui porte en lui les graines nécessaires à un sursaut de la société toute entière.
> Taxi Sofia (Posoki), réalisé par Stephan Komandarev, Bulgarie – Allemagne – Macédoine, 2017 (1h43)