Anthony (Anthony Hopkins), 81 ans, a de plus en plus de mal à appréhender son environnement. Est-il dans son appartement ou celui de sa fille Anne (Olivia Colman) ? Qui est cet homme qu’il ne connaît pas mais déclare être le mari de sa fille ? Comment faire bonne figure alors que le temps lui-même semble chamboulé ?
Dans cette terrible épreuve, Anne tente de l’accompagner pour le soutenir dans les méandres d’un quotidien nébuleux. Mais sa présence est-elle réellement un socle sur lequel s’appuyer pour ne pas sombrer ?
Retour au cinéma
Pièce de théâtre au succès mondial, Le Père de Florian Zeller est pour la seconde fois adaptée sur grand écran. En 2015, Philippe Le Guay avait déjà livré sa version avec Floride dans lequel le regretté Jean Rochefort incarnait ce père à la dérive.
Cette fois-ci, l’auteur de la pièce a décidé de prendre les choses en main en réalisant lui-même cette nouvelle adaptation. Écrit en collaboration avec Christopher Hampton, le scénario de The Father prend ses distances du point de vue formel avec la pièce et exploite avec beaucoup d’ingéniosité les possibilités offertes par l’œuvre cinématographique.
Comme la pièce créée en 2012, cette adaptation se déroule dans l’univers clos et étrangement évolutif d’un appartement mais la réalisation évite le piège du théâtre filmé. Le résultat est d’autant plus réussi qu’il épouse une vision bien spécifique et troublante qui invite le spectateur dans la tête de ce personnage à la dérive.
Dependence days
Ce sujet de la perte des facultés au crépuscule de la vie touche ou risque de toucher chacun d’entre nous, directement ou par le biais d’êtres aimés. L’universalité de cette thématique douloureuse et encore taboue explique l’intérêt pour ce sujet. La façon dont Florian Zeller la traite, avec une grande délicatesse, explique son succès.
L’auteur et désormais cinéaste a été confronté à cette problématique quand il avait quinze ans. Il était alors élevé en partie par sa grand-mère atteinte de démence sénile. Ce sujet délicat, The Father l’aborde sous un angle inédit qui explore la maladie à travers son ressenti.
Mind games
Ce qui fait l’originalité de The Father et son intérêt en tant qu’expérience cinématographique est son parti pris ambitieux qui plonge le spectateur dès les premières minutes du film dans l’esprit du vieil homme. Le spectateur est en tête à tête avec Anthony et partage ses doutes et ses incompréhensions.
Cette intimité permet de partager le brouillard dans lequel se trouve Anthony. À défaut de comprendre tout ce qui se passe, le spectateur découvre au fur et à mesure du film l’étendue de la confusion qui règne dans cet appartement, dédale de souvenirs qui s’entrechoquent. Sans indices sur ce qui est réel ou imaginé, cette plongée dans cet univers où les repères se défilent donne le tournis.
Sans dessus dessous
The Father aurait très bien pu être un épisode de La Quatrième dimension. Le cinéaste brouille d’ailleurs les pistes en débutant le film comme un thriller potentiel. Le spectateur est constamment invité à partager les doutes du vieil homme. Est-on véritablement chez Anthony ou chez sa fille ? Est-il manipulé ou perd-il la raison ? Qui sont ces inconnus dans son appartement ?
Parmi toutes les fausses pistes, le plus perturbant est le jeu sur la temporalité des évènements. Les scènes sont-elles vraiment dans l’ordre ? Malgré nos efforts, le puzzle semble impossible à compléter. Et la frustration qui en découle reproduit celle du personnage soumis à des accès de colère bien compréhensibles.
Le spectateur est habilement désorienté et enfermé dans cette histoire où les faits s’entremêlent. Dans ce récit volontairement décousu mais terriblement efficace, il est invité à lâcher prise totalement pour s’en remettre au ressenti. L’instinct comme unique bouée de sauvetage alors que plus rien n’a de sens.
Écrit pour Anthony
Le parti pris du film fait porter sa réussite sur les épaules d’Anthony Hopkins qui livre une prestation magistrale récompensée lors de la dernière cérémonie des Oscars. Ironiquement, Anthony est la source de toute cette confusion et pourtant il incarne, pour le spectateur, le seul élément stable auquel se raccrocher tout au long du film.
Ce n’est pas un hasard si le personnage se nomme Anthony. Le film a été écrit en anglais car Florian Zeller voulait à tout prix Anthony Hopkins dans le rôle, persuadé qu’il serait extraordinaire. Il ne s’est pas trompé. L’acteur est allé puiser dans l’expérience avec son propre père pour incarner avec brio cet homme confronté à une réalité se dérobant sans cesse.
Acteur familier
Le lien intime du spectateur tissé au fil de sa filmographie avec l’acteur Hopkins vient nourrir cet attachement pour Anthony. Acteur culte, Anthony Hopkins fait partie de notre famille de cinéma fantasmée. Cette proximité à la fois virtuelle et très concrète rend d’autant plus poignant le fait de le voir s’effacer ainsi à l’écran.
La proximité avec Anthony nous permet de toucher du doigt cette cruelle frustration de sentir la réalité nous échapper irrémédiablement. Prise dans le tourbillon de la maladie, sa fille Anne — jouée avec une justesse admirable par Olivia Colman —, renvoie le spectateur à la terrible impuissance face à cette lente déchéance irréversible. Face aux ravages de l’oubli, tout le monde est perdant.
Véritable expérience de cinéma, The Father joue la carte de l’immersion dans la maladie à travers le regard d’un père perdant ses facultés. Le résultat, porté par les prestations magnifiques d’Anthony Hopkins et Olivia Colman, est un voyage éprouvant mais terriblement réussi dans les méandres de ce terrifiant labyrinthe de l’oubli qui nous menace tous. Et, pire que tout, menace nos proches.
> The Father, réalisé par Florian Zeller, Royaume-Uni – France, 2020 (1h37)