« The Substance », à corps perdu

« The Substance », à corps perdu

« The Substance », à corps perdu

« The Substance », à corps perdu

Au cinéma le 6 novembre 2024

Actrice devenue animatrice télé, Elisabeth, 50 ans, doit laisser sa place à un corps plus jeune, plus désirable. Grâce à une mystérieuse substance lui permettant d'être une meilleure version d'elle-même, Elisabeth se dédouble à travers Sue, sa propre remplaçante. Brûlot féministe sans concession, The Substance invoque le body horror le plus gore et radical pour dénoncer la pression sur le corps des femmes. Dérangeant et éminemment politique, le résultat est terriblement juste, tout simplement brillant.

Ancienne gloire du cinéma, Elisabeth Sparkle (Demi Moore) possède son étoile sur le Hall of Fame d’Hollywood et sa propre émission d’aérobic à la télévision. Une vie sous les projecteurs bien remplie qui s’effondre le jour de ses 50 ans. Convoquée par Harvey (Dennis Quaid), le patron de la chaîne, elle apprend qu’elle est virée. Il est temps de laisser sa place à une femme plus sexy pour conserver l’audimat. Plus jeune, évidemment.

Désespérée, Elisabeth se tourne alors vers The Substance, un mystérieux produit vert fluo dans une seringue qui va, lui assure-t-on, changer sa vie. La promesse semble folle : une autre version d’elle-même, plus jeune, plus belle, parfaite ! Les règles sont simples : le produit ne doit être utilisé qu’une seule fois, la matrice et « l’autre soi » doivent être stabilisés chaque jour et permuter leurs rôles tous les sept jours sans exception.

Convaincue qu’elle n’a plus rien à perdre, Elisabeth met au monde Sue (Margaret Qualley), sa réincarnation en magnifique jeune femme qui est tout ce qu’elle n’est plus. Elisabeth/Sue n’a plus qu’à suivre les règles pour retrouver sa place dans la société qui l’a rejetée. Mais la pression et les désirs contradictoires de ses deux corps partageant la même conscience viennent troubler cette cure de jouvence inespérée.

The Substance © photo WORKING TITLE - BLACKSMITH - METROPOLITAN FILMEXPORT - MUBI

Date de péremption

Brûlot féministe horrifique, The Substance est un cri de révolte de la cinéaste française Coralie Fargeat qui s’est convaincue que sa vie était finie à seulement 40 ans. Prix du scénario au Festival de Cannes, le drame se confronte au constat encore largement répandu, malgré quelques contre-exemples, d’une date de péremption du corps des femmes dans l’espace public. Âge, poids, formes… autant de critères scrutés pour se retrouver au ban de la société.

En ce sens, The Substance rejoint le rejet des attentes du monde extérieur déjà évoqué dans le bien nommé Revenge (2017). Un film nerveux empreint d’une radicalité revendiquée par la cinéaste où l’héroïne qui ne se soumet pas faire est condamnée à disparaître. Avec ce nouveau film, la sentence semble, de prime abord, moins radicale mais cette date à partir de laquelle une femme ne vaut plus rien, idée répandue dans la société, porte en elle une violence symbolique qui n’est pas moins forte.

Pour le personnage de l’ancienne actrice Elisabeth, Coralie Fargeat s’est inspirée de Jane Fonda qui, à partir de la quarantaine, s’est reconvertie dans l’aérobic. Une façon de continuer d’exister aux yeux du public qui symbolise le dernier bastion avant l’oubli. Mais même ce refuge est finalement retiré à Elisabeth, la poussant à prendre un risque aux conséquences monstrueuses.

The Substance © photo WORKING TITLE - BLACKSMITH - METROPOLITAN FILMEXPORT - MUBI

Implacable

D’une efficacité folle, The Substance vous prend par la main dès le générique pour ne plus la lâcher. Le film vous guide dans l’horreur en serrant de plus en plus fort pour vous forcer à contempler la déchéance imposée malgré l’inconfort. Une balade en train fantôme captivante de plus en plus tendue qui s’appuie sur un environnement sonore d’autant plus important que le film est peu bavard. Les nappes electro éthérées et menaçantes composées par Raffertie se combinent parfaitement aux sons corporels d’une chair déchirée, transpercée… d’une manière générale maltraitée.

The Substance s’appuie avec brio sur le ressenti sensoriel et les symboles visuels. Ainsi les règles du produit sont simples, les cartes avec les instructions écrites en majuscule servent de cadre pour imposer rapidement une routine dans l’extraordinaire. Le fonctionnement de la substance et la thématique du film possèdent des points communs avec le dispositif de réalité améliorée du court-métrage Reality + (2014) de la cinéaste qui explorait déjà le désir d’un autre soi.

Dans cet univers qui glisse peu à peu vers l’horreur, Coralie Fargeat ne cache pas ses références. Impossible de ne pas penser à David Cronenberg, référence du body horror, et à John Carpenter pour leur rapport à la métamorphose du corps humain vers le monstrueux. L’obsession qui aveugle Elisabeth fait également écho au cultissime Requiem for a Dream (2000), autre référence reconnue par la cinéaste, où l’envie de se surpasser mène à la destruction.

The Substance © photo WORKING TITLE - BLACKSMITH - METROPOLITAN FILMEXPORT - MUBI

Sous les projecteurs

À ces références, il faut en ajouter deux autres qui donnent une indication sur la façon dont la cinéaste envisage son récit. The Substance est un conte moderne assumant l’étrange et la bascule dans le grotesque. Le fait que le personnage de Demi Moore soit une actrice est évidemment un choix délibéré qui renforce la violence du rejet d’un corps devenu trop vieux, selon la société, le public et par conséquent, le monde du divertissement. À moins que la responsabilité soit dans l’autre sens.

La célébrité émoussée d’Elisabeth rend son besoin obsessionnel de reconnaissance d’autant plus touchant et tragique. Comme pour Mulholland Drive (2001) de David Lynch, The Substance décrit Hollywood de façon non-réaliste. La scène de l’étoile sur Hollywood Boulevard qui ouvre le film et montre de façon imagée le déclin de la célébrité d’Elisabeth fait partie de ce pas de côté permettant de faire de la machine à rêves un miroir du reste de la société. De la lumière aveuglante de la gloire et de son côté sombre : l’oubli et le rejet.

De la même façon, le couloir démesurément long de la chaîne de télévision impose sa stabilité face au renouvellement d’une célébrité qui ne peut être que temporaire. Cette longueur exagérée et le motif du tapis du couloir ainsi que le rouge omniprésent dans les toilettes de la chaîne de télévision renvoient de façon flagrante au Shining (1980) de Stanley Kubrick. Deux références visuelles parmi de nombreuses autres que le cinéphile avisé aura plaisir à relever tout au long de cette descente aux enfers.

The Substance © photo WORKING TITLE - BLACKSMITH - METROPOLITAN FILMEXPORT - MUBI

All women

La thématique du cinéma et des médias met en exergue le sujet qui est au cœur du film : le corps des femmes dans la société. Plus précisément, comment ce corps est fantasmé, critiqué et, selon les mots de la cinéaste, « découpé en morceaux ». The Substance pourfend avec la même violence avec laquelle elle est imposée l’image de ce que doit être une femme : parfaite, sexy, souriante, mince, jeune, belle… Une liste non exhaustive qui ne s’applique pas aux hommes – tous blancs et d’un certain âge – qui ont le véritable pouvoir dans le film.

Elisabeth n’a cependant pas le profil d’une victime a priori. Célébrité reconnue, elle est à l’aise financièrement et possède sa propre émission. Et pourtant, son indépendance ne l’empêche pas d’être mise à la porte du jour au lendemain. L’actrice devenue présentatrice incarne à son corps défendant le rouleau compresseur qui n’épargne aucune femme, même puissante. Une pression sociétale qui est aussi intériorisée. Un état que la cinéaste qualifie de prison que chaque femme s’impose à elle-même symbolisée ici par la matrice et son double.

The Substance © photo WORKING TITLE - BLACKSMITH - METROPOLITAN FILMEXPORT - MUBI

Body horror féministe

Éminemment politique, The Substance fait exploser les murs de cette geôle sociale à grand renfort d’outrances, certains diront de mauvais goût, totalement assumées. The Substance se vautre de façon réjouissante dans le genre du body horror, en triturant les corps avec des séquences très gores. Des scènes qui poussent parfois le grotesque tellement loin que l’humour n’est jamais loin sans perdre pour autant son pouvoir évocateur.

Satire brillante, le film de Coralie Fargeat renvoie à la société la cynique absurdité de ses propres règles. Ainsi le jusqu’au-boutisme de la cinéaste épouse le fameux male gaze, ce regard sexualisant le corps des femmes tant décrié. Une vision mise en avant notamment dans les séquences de l’émission d’aérobic Pump It Up de Sue où les corps féminins sont découpés en morceaux par la caméra.

La même séquence filmée par un réalisateur serait à coup sûr, et à raison, qualifiée de male gaze gênant. Preuve que l’image en soit n’est qu’une image et que le contexte insuffle le sens. Les seins – Margaret Qualley porte une prothèse dans le film pour avoir une poitrine plus imposante – et les fesses détachés du reste du corps s’enchaînent dans le montage pour appuyer leur potentiel érotique. Comme pour l’aspect gore, la cinéaste évoque ad nauseam cette sexualité pour mieux in fine la dénoncer car le spectateur est bien conscient de l’effroyable prix à payer.

The Substance © photo WORKING TITLE - BLACKSMITH - METROPOLITAN FILMEXPORT - MUBI

L’ennemi intérieur

L’idée brillante de The Substance est de ne pas dissocier la créature de sa créatrice, au point de se demander laquelle des deux est la plus monstrueuse dans son égoïsme. Elisabeth et Sue sont la même personne, à la fois le docteur Frankenstein et son monstre, et pourtant leurs intérêts divergent rapidement. Véritable imbroglio schizophrène, le rapport entre Elisabeth, la matrice, et Sue, une meilleure version d’elle-même, est à la fois complexe et compréhensible.

Il n’est en effet pas difficile pour le spectateur – et certainement encore moins pour la spectatrice – de se mettre dans la peau – sans mauvais jeu de mots – des deux entités, qui ne sont qu’une. Cette duplicité appuie sur le difficile dilemme de jouir de son corps à sa guise pour une femme. Où commence la véritable liberté et l’injonction intériorisée ? Un juste milieu impossible à tenir qui détruit Elisabeth/Sue, à nouveau piégée dans un patriarcat étouffant.

Au-delà de la pertinence du brûlot féministe très politique, The Substance use avec brio du gore le plus grotesque pour délivrer un propos d’une terrible justesse sur l’espèce humaine jamais satisfaite de sa condition. Coralie Fargeat signe un cauchemar captivant où l’horreur réside en fin de compte moins dans le monstre que dans la pression monstrueuse qui l’a engendré.

> The Substance, réalisé par Coralie Fargeat, États-Unis, 2024 (2h21)

The Substance

Date de sortie
6 novembre 2024
Durée
2h21
Réalisé par
Coralie Fargeat
Avec
Demi Moore, Margaret Qualley, Dennis Quaid
Pays
États-Unis