Symbole d’un malaise latent dans la société française, le mouvement des « gilets jaunes » a cristallisé la colère et le mécontentement d’une partie de la population contre les injustices sociales. Pendant des mois, les images de violences, perpétrées par des manifestants et des forces de l’ordre, ont été relayées ad nauseam sur les chaînes d’information en continu et les réseaux sociaux.
Sur Twitter, David Dufresne a collecté des vidéos d’internautes dénonçant des violences illégitimes de la part des forces de l’ordre lors de manifestations et en dehors. Un pays qui se tient sage projette sur grand écran ce matériau brut et le met en perspective à travers des discussions entre citoyens aux visions contradictoires.
La légitimité de l’usage de la violence par l’État est au cœur de ces échanges qui invitent à réfléchir sur notre rapport à l’autorité et l’utilisation qui en est faite par ceux qui nous gouvernent.
La violence monopolisée
Au plus fort de la crise des « gilets jaunes », David Dufresne s’est fait remarquer sur Twitter avec ses signalements « Allo @Place_Beauvau » interpellant le compte du Ministère de l’Intérieur (désormais supprimé sous ce nom). Le journaliste y relayait des cas de violences policières filmées par des citoyens.
Après Dernière sommation, un roman dans lequel le journaliste livre sa vision intime de ces événements, Un pays qui se tient sage s’inscrit dans une logique de débat. En mêlant images de violences filmées lors des manifestations et discussions entre auteurs, sociologues, avocats, victimes ou encore policiers, le documentaire interroge le rôle de la police et sa place dans la société.
Selon Gérald Darmanin qui a cité Max Weber en juillet dernier, l’État détient le monopole de la violence légitime. La formule permet de couper court à toute remise en cause de cet état de fait et, de façon détournée, permet d’évacuer d’un revers de main les accusations de violences illégitimes. Sauf que la citation exacte du sociologue allemand est : « l’État revendique pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »
Si l’État détient le monopole, le débat est clos. Le fait de revendiquer a une toute autre signification d’autant plus que le sociologue ne faisait que constater un état de fait sans chercher à le valider. Cette discussion que le pouvoir ne veut pas entamer est au cœur de ce documentaire qui utilise les vidéos récupérées par le journaliste pour illustrer l’urgence d’en débattre.
Tirez, vous êtes filmés
Désormais filmées sous tous les angles par des citoyens et des journalistes, les manifestations et leurs débordements se vivent en direct sur les réseaux sociaux. Une véritable révolution pour ces images désormais accessibles à tous, sans média pour filtrer mais également, ce qui est plus problématique, pour analyser les faits.
David Dufresne utilise ces « images brutes » de violences pour alimenter son documentaire. Essentiellement prises pendant les manifestations des « gilets jaunes », 95% de ces vidéos sont créditées et datées grâce à l’archivage appliqué du journaliste. Leur statut documentaire permet d’interroger la légitimité de la riposte des forces de l’ordre face aux provocations et à la propre violence des manifestants.
L’impact amplifié
Certaines de ces images, diffusées en boucle sur tous les écrans, sont connues mais les voir sur grand écran leur procure une autre dimension. L’écran de cinéma plonge le spectateur dans ces scènes souvent présentées sans coupure en longs plans séquences.
L’immersion dans cette violence est saisissante mais le but recherché n’est pas le sensationnalisme. En ouvrant la discussion face à ces images, Un pays qui se tient sage invite à prendre du recul et à analyser les dynamiques en action, au-delà de l’émotion et de la répulsion face à la brutalité.
Le temps de l’œuvre cinématographique permet de s’extraire de l’immédiateté des réseaux sociaux et d’appréhender ces images sous un autre jour. Sur grand écran, la violence est amplifiée, qu’elle provienne des manifestants, des casseurs ou des forces de l’ordre. Plus impressionnante car loin de la violence esthétisée du cinéma, elle nécessite d’autant plus d’être analysée.
Le débat large
Deux citoyens assis autour d’une table avec deux verres d’eau à leur disposition et, sur un mur, un écran projetant les images d’affrontements entre la police et les manifestants. À chaque fois, les deux intervenants ne se connaissent pas et leurs noms et fonctions ne sont pas indiqués par l’habituel synthé en bas de l’écran. Leurs identités seront révélées lors du générique de fin.
Minimaliste, ce dispositif invite le spectateur à écouter ce que chacun a à dire, sans a priori ni préjugé par rapport à son statut. Un pays qui se tient sage est — très — loin des clashs entre éditorialistes auto-proclamés dont l’outrance surjouée flirte avec le pathétique. Le documentaire offre au contraire un espace de réflexion apaisé qui change du tumulte habituel totalement vain.
Les échanges sont fascinants car ils explorent le sujet dans toute sa complexité, des points de vue politique et social aux considérations philosophiques. Un pays qui se tient sage permet de s’extraire d’un débat trop souvent confisqué et rendu inaudible par des idéologies irréconciliables. D’un côté, l’État et les responsables des forces qui ne veulent pas entendre prononcer le terme « violences policières » et, de l’autre, des citoyens qui proclament ACAB, tous les flics sont des salauds. Deux réactions aussi inepte l’une que l’autre qui empêchent tout débat démocratique.
Le documentaire de David Dufresne offre au contraire une vision complète du débat qui fait rage sur cette notion de légitimité de la violence. Policier, historienne, sociologue, écrivain de fiction, rapporteur de l’ONU, observateur du black bloc, général de gendarmerie, avocat, syndicaliste au sein de la police… Tous apportent un avis éclairé sur les mécanismes en cours dans cette spirale de la violence.
La parole aux victimes
Un pays qui se tient sage donne également la parole aux victimes de ces violences policières qu’il ne faudrait pas évoquer, le terme faisant « s’étouffer » le Ministre de l’Intérieur. Ils sont par exemple plombier et chauffeur routier : l’un a perdu sa main, l’autre est éborgné. Tous deux ont perdu leur travail.
Le témoignage le plus poignant est probablement celui de Mélanie, assistante sociale des quartiers nord d’Amiens. Gilet jaune pacifique, elle s’effondre lors d’une manifestation suite à un violent coup de matraque à la nuque. Mais au-delà des douloureuses conséquences de ce coup, la jeune femme bouleverse lorsqu’elle évoque la violence, sociale celle-ci. Celle qui l’a justement poussée à manifester.
La violence invisible
Pour David Dufresne, l’État ne peut revendiquer le monopole de la violence qu’à condition d’être légitime. Les vidéos des violences choisies pour le documentaire montrent que cela n’a pas été le cas lors de nombreuses circonstances. Symbole de cette dérive qui pourrait être risible s’il n’était pas si affligeant : les images d’Alexandre Benalla « déguisé » illégalement en CRS pour aller se défouler sur des manifestants.
Alors que tout semble passer du côté de l’État et des forces de l’ordre, la violence des manifestants est criminalisée par le pouvoir pour nier son caractère politique. Le traitement médiatique des manifestations a finalement suivi ce biais : il n’est désormais question que de violence, les raisons de la mobilisation sociale ne sont plus évoquées. Seule compte l’irruption ou non de la violence au sein d’une manifestation.
Lors d’un échange, l’écrivain Alain Damasio invite à prendre en compte une « violence sourde, invisible, d’ordre économique, social et politique ». Diffuse et impalpable, cette violence appelle en réponse la violence d’une partie des manifestants. Le citoyen peut évidemment déplorer cette violence et la trouver intolérable mais cela n’empêche pas de tenter d’en comprendre les causes.
Un pays qui se tient sage invite le spectateur à prendre en compte ce contexte social s’effaçant devant la brutalité des images. Les forces de l’ordre se plaignent souvent que l’on ne voit pas le contexte entourant une vidéo montrant la riposte (et parfois bavure) policière. Mais au-delà du pavé lancé quelques secondes avant, le contexte est éminemment social.
De la cité aux Champs-Élysées
Le titre du documentaire est une référence à cette phrase prononcée par un policier lors de l’arrestation de lycéens à Mantes-la-Jolie. « Voilà une classe qui se tient sage » se félicite l’agent devant des jeunes à genoux et mains sur la tête. Plus choquante encore que la méthode, cette phrase prononcée par le policier qui filme lui-même la scène et revendique l’humiliation. Mais cet épisode est-il vraiment étonnant ?
Le documentaire de David Dufresne rappelle avec justesse que ces violences policières dont ont été victimes certains manifestants « gilets jaunes » ont lieu depuis 30 ans dans les banlieues dans l’indifférence générale.
Cette « guerre invisible » selon le terme d’un intervenant du documentaire s’est seulement délocalisée en plein Paris. Désormais filmées, ces méthodes choquent à plus grande échelle car elles touchent désormais des personnes auxquelles le « français moyen » peut s’identifier.
Allô Place Beauvau ? Allô ???
Confronté aux images de manifestants tabassés par des CRS dans un Burger King lors de la manifestation des « gilets jaunes » du samedi 1er décembre 2018, un policier syndicaliste peine à trouver des circonstances atténuantes à ses collègues. Mais le malaise ressenti pendant le documentaire provient surtout d’une absence. Aucun des représentants de la haute hiérarchie policière sollicités par le journaliste n’a souhaité s’exprimer dans le film.
Cette politique de la chaise vide en dit long sur le malaise au sein de l’institution policière et de l’État qui campent sur un déni pur et simple des dérives dans les rangs des forces de l’ordre. Pourtant, la France semble avoir récemment pris en compte — du moins partiellement — les critiques de l’ONU sur sa gestion de la crise des « gilets jaunes ». Ainsi, la nouvelle doctrine du maintien de l’ordre dévoilée récemment prévoit notamment de nouvelles grenades moins dangereuses et un usage « encadré » du LBD censé mettre un terme aux polémiques et éviter de futurs drames.
L’avenir nous dira si ces ajustements réalisés sans avoir ouvert le débat démocratique sur le maintien de l’ordre et ses dérives suffisent à apaiser une société de plus en plus méfiante vis-à-vis de l’État. La partie du texte consacrée aux libertés des journalistes et des observateurs des ONG lors des manifestations semble au contraire s’éloigner de cette nécessaire transparence démocratique.
Documentaire saisissant et essentiel, Un pays qui se tient sage expose frontalement la violence qui agite la société française pour interroger sa légitimité, des deux côtés des barricades. Une façon de s’extraire par le haut d’un débat trop souvent caricatural tout en interpellant l’institution policière et l’État coupables selon David Dufresne d’un autoritarisme méprisant qui ne peut qu’abîmer la démocratie.
> Un pays qui se tient sage, réalisé par David Dufresne, France, 2019 (1h26)