« Je vois rouge », les bulgares avouent

« Je vois rouge », les bulgares avouent

« Je vois rouge », les bulgares avouent

« Je vois rouge », les bulgares avouent

Au cinéma le

Caméra au poing, Bojina Panayotova retourne en Bulgarie pour enquêter sur les liens de sa famille avec les services secrets du régime communiste. Documentaire protéiforme oscillant entre enquête décalée et crise familiale, Je vois rouge met en lumière la difficulté de juger la vie de ses géniteurs, même avec tout l'amour du monde.

Après 25 ans passés en France, Bojina Panayotova décide de retourner dans sa Bulgarie natale, pays qu’elle a quitté à 8 ans au moment de la chute de Mur de Berlin. Désireuse de renouer avec ses origines, le jeune femme est hantée par un soupçon : et si sa famille avait collaboré aux services secrets du régime communiste ? La cinéaste décide d’aller fouiller dans les archives désormais publiques du régime pour découvrir la vérité sur un passé familial que ses proches n’évoquent jamais. Mais pour avoir accès à ces informations, elle a besoin de l’accord de ses parents. De rebondissements en révélations, Bojina Panayotova mène l’enquête dans les rues de Sofia avec un entêtement qui déstabilise totalement des parents hostiles à sa démarche.

Je vois rouge © Stank - Andolfi - JHR Films

Passé familial sous silence

Étudiante en philosophie puis à la Fémis, les études de Bojina Panayotova lui ont permis de s’intégrer parfaitement en France. Après un quart de siècle sur le sol hexagonal, la jeune femme a ressenti le besoin de se pencher de plus près sur ses origines bulgares. Lorsque le Mur tombe en 1989, elle s’apprête à entrer dans la Jeunesse Communiste. La petite fille de 8 ans est impatiente de recevoir le fameux foulard rouge des jeunes pionniers, ce bout de tissu symbole de l’intégration au collectif national. Malheureusement pour ses espoirs enfantins, la grande Histoire en décide autrement : quelques mois avant la cérémonie, le Mur est abattu et ses parents décident d’aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs. La petite famille pose ses valises en France et finit par y rester, laissant derrière elle un passé qui n’est que rarement évoqué au sein de la cellule familiale. De retour à Sofia pour son enquête, Bojina découvre des mouvements de contestations qui dénoncent les « ordures rouges » dans les rues de la capitale. C’est en ces termes que les manifestants vilipendent la mafia des anciens apparatchiks communistes toujours au pouvoir. De quoi troubler la cinéaste car ces « ordures » sont ces grand-parents, et peut-être même ses parents !

De retour en Bulgarie, Bojina Panayotova se rend compte qu’elle ne sait quasiment rien du passé de sa famille avant son arrivé en France. Inspirée par le travail de Joshua Oppenheimer sur l’Indonésie — lire notre chronique sur le fascinant documentaire The Look of Silence (2014) — et la question de la réconciliation en Afrique du Sud, la réalisatrice s’embarque dans un périple au dénouement incertain en plongeant dans les archives de la police secrète de l’époque. En mettant en scène son investigation — à l’aide de documents d’archives, des images qu’elle tourne elle-même ou encore des conversations Skype avec ses proches —, Bojina Panayotova entraîne le spectateur dans une quête effrénée pour une vérité qui ébranle l’édifice familial à chaque fois qu’une nouvelle zone d’ombre est mise en lumière. Je vois rouge se suit comme une enquête policière artisanale mêlée à des scènes qui invoquent le voyeurisme de la télé-réalité — un drôle de mélange totalement assumé par la cinéaste.

Je vois rouge © Stank - Andolfi - JHR Films

T’as le look coco

En remuant le passé familial, Bojina Panayotova prend le risque de se fâcher définitivement avec ses géniteurs. Le spectateur est invité à contempler ce qui ressemble à une seconde crise d’adolescence : la tension entre la jeune femme est ses parents porte d’ailleurs le film autant que les résultats de l’enquête. La cinéaste doit sans cesse parlementer avec ses parents réfractaires car elle a besoin de leur accord pour récupérer de potentielles informations les concernant auprès du service des archives. Au fur et à mesure de ses découvertes, ses parents — et son père notamment — sont de plus en plus agacés par cette quête de vérité. De plus en plus tendu, le dialogue atteint un point de rupture entre la fille et Nicolaï Panayotov, ce père artiste qui ne comprend pas pourquoi elle va fouiller dans son passé et invoque le droit au silence. Si le paternel embarrassé avoue à demi-mot avoir vendu à l’époque des œuvres à des personnages importants du système, il réfute toute connivence. Enfermé dans une position défensive, le père a du mal à réaliser que son passé est également celui de sa fille dont la curiosité est — au moins — aussi légitime que son envie de passer à autre chose.

Plus compréhensive, Milena Mikhaïolova Makarius, la mère de la réalisatrice lui donne son accord pour la démarche et tombe de sa chaise lorsqu’elle découvre que son nom apparaît dans les mystérieuses archives. Un temps opposée à la diffusion des images la concernant, elle finira par trouver un terrain d’entente avec sa fille fouineuse : le documentaire sortira à condition qu’elle ait un mot à dire sur le montage. Ce besoin de contrôler son image dans le film en dit long sur l’aspect sensible de cette enquête pour ces parents ramenés à une période qu’ils pensaient révolue. Motivée par une soif de transparence que rien ne peut arrêter — pas même ses parents —, Bojina Panayotova ne s’épargne pourtant pas lors de cette folle investigation. Lorsque la cinéaste tente de piéger sa propre mère en lui faisant croire qu’elle ne la filme plus lui soutirer plus d’informations, ne bascule-t-elle pas dans les pratiques discutables du système qu’elle souhaite dénoncer ? Le spectateur est invité à se mettre dans le peau de cette inspectrice en herbe et à s’interroger sur la possibilité de juger les protagonistes d’une époque révolue a posteriori, d’autant plus lorsqu’il s’agit de ses propres parents.

Enquête tendrement foutraque, Je vois rouge utilise la corde sensible familiale pour mieux explorer le passé toujours sensible de la Bulgarie. Un angle intéressant qui permet de se projeter dans une histoire qui pourrait paraître a priori distante et de se poser cette question philosophique : a-t-on besoin — mais également envie — de tout savoir sur ses géniteurs pour se construire ?

> Je vois rouge réalisé par Bojina Panayotova, France – Bulgarie, 2018 (1h24)

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