Il y a dix ans, Ivàn, alors âgé de six ans, disparaissait sur une plage des Landes lors de vacances en compagnie de son père. Elena (Marta Nieto), sa mère, était au téléphone avec lui lorsque le drame est survenu. Impuissante, la jeune mère n’a pu échanger que quelques mots avec son fils avant qu’un pesant silence ne s’installe.
Aujourd’hui, Elena vit et travaille dans un restaurant de bord de mer, à l’endroit même où son fils a lancé son ultime appel à l’aide. Traumatisée par ce tragique épisode, elle tente d’avancer en poursuivant sa vie, un jour après l’autre. Mais tout se brouille à nouveau lorsqu’elle rencontre Jean (Jules Porier), un adolescent qui ressemble à son fils disparu. Sans vraiment savoir pourquoi, Elena décide de le suivre.
Au long cours
Avec Madre, Rodrigo Sorogoyen développe son court métrage éponyme de 2017. Dans ce court nommé aux Oscars, une mère espagnole reçoit l’appel angoissant de son fils de six ans perdu sur une plage française. Le jeune garçon a juste le temps de décrire qu’un homme s’approche de lui avant que la conversation soit définitivement interrompue. Le cauchemar de tout parent. Le bon accueil réservé à ce court métrage a donné envie au réalisateur de raconter la suite de cette histoire qui n’avait volontairement pas de fin.
Dans le court métrage, le spectateur est en effet confronté à la cruelle impuissance de la mère. Le spectateur et la mère désespérée partagent l’intolérable frustration de ne rien pouvoir faire. Développer cette histoire à travers un long métrage d’accord, mais pour en faire quoi ? Sur ce point, le réalisateur de Que Dios nos perdone (2016) — lire notre chronique — et El reino (2018) — lire notre chronique — a décidé de jouer à nouveaux avec nos nerfs.
La vie d’après
De son propre aveu, Isabel Peña, co-scénariste des deux films précédents du cinéaste, n’était au départ pas emballée par le projet. Compléter cette histoire de disparition d’enfant pour en faire un thriller à part entière ne l’inspirait pas vraiment. Mais Rodrigo Sorogoyen a su la convaincre en lui proposant un audacieux virage à 180 — voire 360 — degrés dans la façon de raconter la vie d’après d’Elena, hantée par un deuil impossible.
Comme le court métrage, Madre débute avec cette scène au suspense terriblement anxiogène dans laquelle Elena recueille les dernières paroles de son fils livré à lui-même. Puis, la suite déconnecte radicalement avec ce que l’on pourrait imaginer : l’enquête policière attendue est totalement passée sous silence. À la place, le spectateur est propulsé dix ans après la disparition du jeune garçon. Installée en France sur le lieu du drame, Elena reconstruire une vie normale avec le soutien de Joseba (Alex Brendemühl), son nouveau compagnon.
Mais Jean, un adolescent qui a l’âge qu’aurait eu son fils et lui ressemblant étonnamment, croise sa route. Jean n’est pas son fils, il ne peut pas l’être. Elena le sait. Et pourtant… Une étrange relation se tisse entre la mère inconsolable et le jeune français en conflit avec sa famille. Le récit abandonne alors toute velléité d’expliquer les faits qui ont menés à la disparition du jeune Ivàn.
Rien — pas même une rencontre tendue entre Elena et le père d’Ivàn — ne vient éclairer les circonstances du drame. En prenant le risque de frustrer le spectateur, Madre laisse un voile pudique sur ce passé insoutenable pour se concentrer sur la solitude de la mère désespérée.
Mi fili, tu quoque ?
Audacieux, ce choix de ne laisser aucune place à des rebondissement factuels sur la disparition de son fils plonge Elena dans une fatalité implacable. Elle n’a d’autre choix que d’accepter la tragédie et le mystère qui l’entoure. Mais est-elle — enfin — prête à le faire ?
C’est toute la question que pose son étrange relation avec Jean. Son attachement pour l’adolescent possède deux lectures contradictoires. Est-elle éternellement prisonnière de son chagrin ou finalement prête à exorciser la perte de son enfant ? Si Jean n’est pas un fils de remplacement alors que représente-t-il ?
La quête d’Elena est trouble, à l’instar des sentiments de Jean pour cette inconnue. D’abord flatté d’attirer l’attention d’une femme, il ressent son désespoir et l’ambiguïté s’installe. Pour Jean, Elena est aussi une échappatoire pour mettre à distance sa propre famille. Madre tente de capter ces sentiments confus et contradictoires qui unissent ces deux êtres, comblant deux manques respectifs totalement différents. En filigrane de cette étrange relation, c’est la définition du sentiment maternel qui se dessine habilement.
En focalisant le récit sur ce lien intrigant, Rodrigo Sorogoyen exclut tout élément réconfortant qui aurait pu provenir de révélations apaisantes sur la disparition du jeune garçon. Un parti pris qui cache pudiquement la vive douleur suivant immédiatement la perte mais renforce paradoxalement le poids de l’absence. Il flotte sur le film une ambiance pesante alimentée de non-dits et de rage intérieure qui empoisonnent la reconstruction d’Elena.
Symbole parfait de cette fatalité, le long travelling en plan large venant se resserrer lentement sur Elena et son ex mari lors de leur rencontre renforce cette impression d’un destin étouffant auquel il est impossible d’échapper. Si la consolation doit intervenir elle ne pourra provenir que de l’intérieur, au prix d’une résilience coûteuse.
En jouant la carte de l’introspection, Madre tente de décrire l’atonie du désespoir suivant un drame inconcevable. Refusant de satisfaire la curiosité naturelle du spectateur, Rodrigo Sorogoyen emprunte un chemin plus intime, dans les pas vacillants d’une mère en reconstruction.
> Madre, réalisé par Rodrigo Sorogoyen, Espagne, 2020 (2h09)